Le « frontisme » : aux origines du nationalisme suisse
Aux racines de l’UDC
Jusqu’à la crise de 1929, la sensibilité nationale en Suisse se traduit prioritairement par un sentiment d’appartenance à son canton d’origine, voire à son aire linguistique. Traditionnellement là aussi, les cantons sont tournés vers la grande nation linguistiquement voisine, la France pour les francophones, l’Allemagne pour les germanophone et l’Italie pour le Tessin italophone.
C’est ainsi que dans l’immédiat après-guerre naissent les premières organisations patriotiques militantes. En 1926, le vaudois Marcel Regamey fonde Ordre et Tradition, un mouvement d’inspiration maurrassienne, qui prend la suite d’un Groupe des amis suisses de l’Action Française déjà actif avant 1914. Le mouvement devient la Ligue Vaudoise en 1933. Du côté germanophone, c’est en 1925 qu’apparaît la Schweizer Heimatwehr (Garde patriotique suisse) positionnée sur un créneau national-conservateur.
Cependant, la crise économique provoque une prise de conscience nationale des patriotes de la Confédération. Sans abdiquer leur attachement à leur canton, une large majorité prend alors conscience que c’est au sein de la nation suisse, et plus seulement à l’échelle locale, qu’il faut rechercher les solutions et les réponses intérieures aux problèmes posés par la situation mondiale extérieure.
L’émergence des fronts
Dès 1930, alors que les premiers effets de la crise se font sentir, deux premiers mouvements apparaissent à l’université de Zurich, le Front National et le Nouveau Front. Ce second groupe est assez original, car issu des jeunes du Parti radical suisse, c’est-à-dire du centre-gauche progressiste et anticlérical. Leurs critiques, initialement dirigées contre le modèle capitaliste libéral, englobent rapidement la notion même de lutte des classes, chère à la gauche. Elle amène le Nouveau Front à défendre une troisième voie corporatiste et protectionniste en opposition totale aux discours conservateurs et socialistes. Très présent dans le canton de Schaffhouse (la section cantonale des jeunes radicaux est passée avec armes et bagages au Nouveau Front), le mouvement se heurte aux communistes locaux, bien implantés eux aussi puisqu’ils sont à la tête de la capitale cantonale, et se teinte rapidement d’un anticommunisme virulent. Les deux organisations fusionnent en 1933 sous le nom commun de Front National.
Le nouveau mouvement unifié, qui dispose de plus de 12 000 adhérents, se montre de plus en plus sensible à l’attraction du national-socialisme qui vient d’accéder au pouvoir. L’année 1933 est d’ailleurs électoralement fertile pour lui puisqu’il obtient 27% des voix dans le canton de Schaffhouse, puis 9% des voix et 10 sièges au Conseil municipal de Zurich.
En suisse francophone, c’est un journaliste genevois, Georges Oltramare, qui porte les couleurs du « frontisme » naissant. Curieux personnage que cet homme né en 1896 : auteur de 19 pièces de théâtre (il obtient le prix de la Fondation Schiller pour sa pièce Don Juan ou la Solitude), de quatre recueils de poésies, dont un de rimes libertines, et d’un roman. Ami de Michel Simon, il a fait du théâtre dans la troupe de Georges Pitoëff et tournera dans quatre films. Un temps fonctionnaire à la SDN, il écrit dans plusieurs quotidiens genevois. En 1923, il fonde son propre journal, Le Pilori, contestataire et volontiers antisémite, porté par une « Association des Piloristes ».
Soutenu par une large fraction des jeunes radicaux genevois et, étonnamment, par des dissidents chrétiens-sociaux, il fonde en 1931 un parti nationaliste protestataire, l’Ordre politique nationale (OPN). Il échoue de très peu à se faire élire la même année, lors des élections fédérales, en obtenant 10% des voix à Genève. En 1932, l’OPN fusionne avec l’Union de Défense Economique, un parti anti-étatiste et « poujadiste » avant l’heure, et devient l’Union Nationale. En 1933, le mouvement, qui dispose de 2500 adhérents sur le seul canton de Genève, obtient 9 députés (sur 100) au Grand conseil. Ses élus permettent à la droite cantonale de disposer d’une majorité. Il en fera élire 10 en 1936 et il disposera de 12 Conseillers municipaux dans le canton.
L’idéologie de l’Union Nationale demeure assez éloignée du fascisme ou du national-socialisme. Si elle critique en effet les abus du parlementarisme, elle ne souhaite pas pour autant sa disparition, faisant la promotion des valeurs de la Suisse traditionnelle, militant pour la réduction des dépenses publiques et des impôts.
L’année 1933 voit aussi l’apparition au Tessin italophone, de la Lega nazionale ticinese et de son hebdomadaire, L’Idea Nazionale. Aligné sur la politique italienne, le mouvement parviendra à faire élire son leader, Alfonso Riva, au Grand conseil du Tessin en 1935.
Une dispersion idéologique façon puzzle
Mais, le « frontisme » ne se limite pas à ces seules formations politiques. Au total, durant la décennie des années 30, c’est presqu’une quarantaine de groupes, mouvements, ligues et partis qui contribue à cet élan nationaliste, sans cohérence électorale, territoriale ou doctrinale. On trouve en effet des organisations ouvertement fascistes, ou nationales-socialistes, comme le Nationalsozialistische Schweizerische Arbeiterpartei (NSSAP), des mouvements nationaux-conservateurs, nationaux-catholiques, comme le Katholische Front/Front der militanten Katholiken, ou nationaux-protestants comme Neue Schweiz, des groupes populistes ou völkisch.
La Fédération fasciste suisse (Federazione fascista svizzera Schweizerische Faschistische Bewegung) du Vaudois Arthur Fonjallaz, forte de presque 2000 adhérents, est la seule de cette myriade à être implantée aussi bien dans le canton italophone du Tessin que chez les francophones du Valais, de Genève et de Vaud, ou encore les germanophones de Soleure et de Zurich, et même dans celui des Grisons et de sa minorité romanchophone.
Fonjallaz est le seul dirigeant suisse à participer au Congrès international fasciste qui se tient à Montreux en décembre 1934.
Le poids du frontisme dans les urnes
C’est lors des élections fédérales de 1935 que le « frontisme » atteint son apogée partisan en faisant élire deux parlementaires nationaux (sur 187) dans un scrutin bien peu propice aux petites formations. D’ailleurs, les partis de la mouvance frontiste ne sont en capacité de présenter des candidats, et de mener campagne, que dans six cantons sur 21. Les résultats vont d’un maigre 1,6%, dans le canton de Berne, à un notable 12,3% dans celui de Schaffhouse. Les deux députés sont élus l’un pour le Front National dans le canton de Zurich, l’autre pour l’Union Nationale dans celui de Genève.
On l’aura compris, ce que l’on nomme le « frontisme » en Suisse est avant tout un élan. Et on aurait tort de ne mesurer son impact qu’à la seule lumière des scrutins cantonaux et fédéraux.
La mouvance a en effet réussi à déposer deux initiatives populaires, ces référendums présentés par les citoyens pour modifier la Constitution, en réunissant à chaque fois 50 000 signatures (soit près de 5% du corps électoral), ce qui constitue déjà un exploit. La première ce ces initiatives, présentée au vote en 1935, vise à un bouleversement de fond de la Constitution helvétique dans le sens de l’instauration d’une démocratie autoritaire, organique et corporative. L’initiative, portée notamment par le Front National, recueille tout de même 27,6% d’opinions favorables et l’emporte dans 4 des 21 cantons (Valais, Fribourg, Appenzell Rhodes-Intérieures et Obwald).
La seconde initiative populaire, encore plus idéologique, vise à inscrire l’interdiction de la franc-maçonnerie dans la Constitution. Le projet est porté par l’Union Nationale (qui à cette date-là s’est étendue à l’ensemble des cantons francophones plus la partie jurassienne du canton de Berne), la Fédération fasciste suisse et par Gottlieb Duttweiler, fondateur de l’enseigne Migros et député du Parti des paysans, artisans et indépendants, ancêtre de l’UDC. Soutenue par 31,2% des électeurs suisses, elle l’emporte dans le canton de Fribourg. C’est dans cette fourchette de 27 à 31% qu’il convient de rechercher le poids réel du frontisme.
L’UDC, héritière du frontisme
La Seconde Guerre mondiale est fatale à la quasi-totalité des mouvements frontistes (sauf la Ligue Vaudoise, toujours existante) : ils disparaissent soit dès 1939, soit en 1945. Seule l’Union Nationale connait une inexplicable, bien que passagère, embellie en obtenant 12 sièges, son résultat le plus élevé, lors des élections genevoise de 1942. Pour autant, la mouvance frontiste a durablement imprégné les droites helvétiques, en gouvernant avec elles, comme à Genève par exemple, ou en menant de concert des initiatives populaires sur le plan fédéral comme cantonal.
Issue du Parti des paysans, artisans et indépendants, l’UDC est aujourd’hui l’héritière de cette droite helvétique compatible avec le frontisme des années 30. Plus encore, l’émergence d’un courant nationaliste en son sein est le résultat direct de l’absorption, en 1979, des sections zurichoises de l’Action Nationale / Mouvement Républicain du député James Schwarzenbach, un ancien militant du Front National.
Sylvain Roussillon
Article publié en version papier dans Réfléchir & Agir, n°82.